Le vol coordonné des nuées d’étourneaux, l’organisation des réseaux neuronaux ou encore la construction d’une fourmilière : la nature regorge de systèmes complexes dont le comportement peut être modélisé grâce à des outils mathématiques. Il en va de même pour les motifs labyrinthiques formés par les écailles vertes ou noires du lézard ocellé. Une équipe pluridisciplinaire de l’Université de Genève (UNIGE) a pu expliquer, grâce à une équation mathématique très simple, la complexité du système qui génère ces motifs. Cette découverte contribue à une meilleure compréhension de l’évolution des patrons de coloration de la peau : le processus permet de très nombreuses localisations différentes des écailles vertes ou noires mais aboutit toujours à un motif optimal pour la survie des lézards. Ces travaux sont à lire dans la revue Physical Review Letters.
Un système complexe est composé de plusieurs éléments (parfois seulement deux) dont les interactions locales font émerger des propriétés globales difficilement prédictibles. Le résultat d’un système complexe ne sera donc pas la somme de ces éléments pris séparément puisque les interactions entre eux vont générer un comportement inattendu de l’ensemble. Le groupe de Michel Milinkovitch, Professeur au Département de génétique et évolution, et Stanislav Smirnov, Professeur à la Section de mathématique de la Faculté des sciences de l’UNIGE, se sont intéressés à la complexité de la distribution des écailles colorées sur la peau des lézards ocellés.
Les labyrinthes d’écailles du lézard ocellé
Les écailles individuelles du lézard ocellé (Timon lepidus) changent de couleur (du vert au noir, et vice versa) au cours de la vie de l’animal, formant progressivement un motif labyrinthique complexe quand il atteint l’âge adulte. Les chercheurs de l’UNIGE ont montré précédemment que les labyrinthes à la surface de la peau sont formés grâce au réseau d’écailles qui constitue un "automate cellulaire". «Il s’agit d’un système informatique inventé en 1948 par le mathématicien John von Neumann où chaque élément change d’état en fonction de l’état des éléments voisins», explique Stanislav Smirnov.
Dans le cas du lézard ocellé, les écailles changent d’état – couleur verte ou noire - en fonction des couleurs de leurs voisines selon une règle mathématique précise. Le professeur Michel Milinkovitch a démontré précédemment que ce mécanisme d’automate cellulaire émerge de la superposition entre, d’une part, la géométrie des tissus (la peau est épaisse dans les écailles et mince entre celles-ci) et, d’autre part, les interactions entre les cellules pigmentaires de la peau.
La voie de la simplicité
Szabolcs Zakany, physicien théoricien dans le laboratoire de Michel Milinkovitch, s’est associé aux deux professeurs pour déterminer si ce changement de couleur des écailles pouvait obéir à une loi mathématique encore plus simple. C’est ainsi que les chercheurs se sont intéressés au modèle de Lenz-Ising élaboré dans les années 1920 pour décrire le comportement des particules magnétiques qui possèdent une aimantation spontanée. Les particules peuvent être dans deux états différents (+1 ou -1) et interagissent seulement avec leurs premiers voisins.
«L’élégance du modèle de Lenz-Ising est qu’il décrit cette dynamique à l’aide d’une seule équation ne comportant que deux paramètres: l’énergie des voisins alignés ou désalignés, et l’énergie d’un champ magnétique externe qui tend à pousser toutes les particules vers l’état +1 ou -1,» explique Szabolcs Zakany.
Le désordre pour mieux survivre
Les trois scientifiques de l’UNIGE ont déterminé que ce modèle permet de décrire exactement le phénomène de changement de couleur des écailles chez le lézard ocellé. Plus précisément, ils ont adapté le modèle de Lenz-Ising, habituellement organisé sur un réseau carré, au réseau hexagonal des écailles de la peau. A une énergie moyenne donnée, le modèle de Lenz-Ising favorise la formation de toutes les configurations d’état des particules magnétiques correspondant à cette même énergie. Dans le cas du lézard ocellé, le processus de changement de couleur favorise la formation de toutes les distributions des écailles vertes et noires qui aboutissent à chaque fois à un motif labyrinthique (et non des lignes, des taches, des cercles ou des zones unicolores…).
«Ces motifs labyrinthiques qui permettent la survie des lézards ocellés grâce à un camouflage optimal ont été sélectionnés au cours de l’évolution. Ces motifs sont générés par un système complexe, mais cependant facilement modélisable, où ce qui importe n’est pas la localisation précise des écailles vertes ou noires, mais l’apparence générale du motif final», s’enthousiasme Michel Milinkovitch.
Chaque animal présentera une localisation précise différente de ses écailles vertes et noires, mais tous ces motifs alternatifs auront une apparence similaire (c’est-à-dire une ‘énergie’ très similaire dans le modèle de Lenz-Ising) conférant à ces différents animaux des chances de survie équivalentes.
Journal
Physical Review Letters
Method of Research
News article
Subject of Research
Animals
Article Title
Lizard Skin Patterns and the Ising Model
Article Publication Date
27-Jan-2022