Plus des deux tiers de la biodiversité du Canada sont constitués despèces occupant la limite septentrionale de leur aire de répartition. Or, les biologistes se sont longuement demandé combien defforts devraient être déployés dans la conservation des populations végétales qui sy trouvent. Argument en faveur de leur protection : ces végétaux seraient particulièrement bien adaptés, au fur et à mesure que le climat se réchauffe, pour assurer le déplacement de laire de répartition de leur espèce vers le nord.
Les écologistes de lévolution Anna Hargreaves, de lUniversité McGill, et Chris Eckert, de lUniversité Queens, se sont penchés sur la question par létude dune petite plante à fleurs, le rhinanthe crête-de-coq (Rhinanthus minor). « Ce nest pas la plus jolie plante qui soit », reconnaît la Pre Hargreaves, « Mais elle est fantastique sur le plan expérimental; où que nous plantions les graines en automne, un an plus tard, le rhinanthe aura achevé son cycle de vie. Nous pouvons ainsi vérifier si les plantes sont adaptées à leur altitude dorigine et si elles pourraient survivre à une altitude plus élevée. Une étude semblable sera plus difficile à réaliser chez une espèce animale! »
Dans le cadre dune étude menée durant trois ans sur 1 200 mètres de dénivelé dans les montagnes Rocheuses de lAlberta, les chercheurs ont transplanté plus de vingt mille graines à diverses altitudes afin de vérifier si les plantes qui poussent le plus haut en montagne sont les mieux adaptées pour coloniser des zones situées à des altitudes supérieures. En outre, dans le but dexaminer si un climat estival frais empêche certaines espèces de pousser à des altitudes plus élevées, les scientifiques ont réchauffé lair autour de certaines plantes expérimentales au moyen de cônes de plastique installés en guise de mini-serres.
Les résultats de cette étude, récemment publiés dans la revue Ecology Letters, révèlent quun climat estival frais limite laire de répartition du rhinanthe crête-de-coq, lempêchant de pousser à des altitudes plus élevées. Les individus de cette espèce qui poussent à la limite supérieure de laire de répartition se sont adaptés aux étés en milieu alpin en florissant plus tôt, produisant ainsi des graines à des hauteurs où les plantes provenant daltitudes inférieures ne parviennent pas.
Les expériences ont également mis en lumière un résultat étonnant : Sur une montagne environnante, une population dindividus située à lextrême limite supérieure de laire de répartition de lespèce a surclassé lensemble des autres populations poussant en milieu naturel et sur les lots chauffés artificiellement, tant à la limite supérieure de laire de répartition quau-dessus de celle-ci. Or, si cette population est à ce point favorisée sur le plan génétique, pourquoi ses « super-gènes » ne se sont-ils pas propagés à dautres populations poussant à des altitudes élevées, à peine à un kilomètre de là? Les chercheurs croient quil sagit dun exemple de génotypes supérieurs qui demeurent confinés à une population isolée à la limite de laire de répartition de lespèce. Si tel est le cas, la facilitation du flux génétique entre les populations limitrophes pourrait aider lespèce à sadapter aux changements environnementaux.
À linstar de la plupart des recherches expérimentales intensives, cette étude a porté sur une seule espèce. « Nos résultats sont importants, non pas parce quils permettent de prévoir comment dautres espèces réagiront, mais bien parce quils sont les premiers à révéler des modèles imprévus, dont nous, biologistes, devrions commencer à tenir compte », affirme la Pre Hargreaves.
Au cours de ces trois années de travail en montagne, les chercheurs ont aussi vécu des moments mémorables. Un jour, léquipe a été forcée de grimper en vitesse sur un pylône de télésiège pour échapper à un grizzly venu se régaler de petits fruits. À une autre occasion, ils ont dû pelleter la neige recouvrant le sol afin de planter les graines sur leurs derniers lots en altitude de la saison, avant de redescendre en toboggan vers leur véhicule juste avant la tombée de la nuit.
Cela dit, en cette époque où la recherche, même en écologie, sappuie de plus en plus sur de léquipement de laboratoire de pointe et sur des modèles informatiques, cette étude en montagne démontre que, parfois, il ny a rien de mieux que de travailler les mains dans la terre.
« Cette étude montre quune expérience sur le terrain soigneusement conçue et ne nécessitant pas de matériel coûteux, mais plutôt de la vision, de la créativité et des milliers dheures-personnes, demeure un moyen utile, voire indispensable, de réaliser dimportances avancées », mentionne la Pre Hargreaves. « Pour bien comprendre la nature, il faut la fréquenter. »
Larticle « Local adaptation primes cold‐edge populations for range expansion but not warming‐induced range shifts », par Anna L. Hargreaves et Christopher G. Eckert, a été publié dans la revue Ecology Letters et est accessible à https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/ele.13169.
Pour communiquer directement avec la chercheuse : anna.hargreaves@mcgill.ca
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Journal
Ecology Letters